Interview de Jean-Pierre Dalais, Group Chief Executive de CIEL dans le journal Le Défi - mercredi 24 juin 2020
Au vu l’incidence du coronavirus sur les affaires, est-ce là les moments des plus difficiles que vous vivez en tant CEO du Groupe CIEL et un des capitaines de l’économie mauricienne ?
Ces trois derniers mois ont certes été difficiles. Maurice et le monde passent par une crise sanitaire et économique sans précédent. Il n’y a aucun doute dessus. En tant que CEO du groupe, j’ai cependant été frappé par la mobilisation dont a fait preuve le personnel du groupe CIEL, les employés des services publics et l’ensemble de la population. Tout le monde s’est rallié autour d’une cause, combattre la Covid-19, pandémie à laquelle nous faisons face depuis quelque temps.
Je suis donc dans un état d’esprit plutôt positif en dépit des difficultés. Quelque part, je suis convaincu que nous sortirons grandis de ce qui s’est passé. On saura innover, s’adapter et impulser une nouvelle dynamique, pour un avenir qui sera différent et j’espère meilleur.
La pandémie du coronavirus a mis encore davantage en lumière l’importance de l’écologie et du social. Nous avons pu constater l’importance de la solidarité et la pertinence d’évoluer vers une économie plus écologique. La durabilité mais aussi la digitalisation prennent une nouvelle dimension et toutes nos équipes sont mobilisées en ce sens.
Où situez-vous Maurice en ce temps présent ? Sommes-nous en crise sanitaire, crise économique ou entre les deux ?
Le fait de pas avoir de cas de la Covid-19 sur le territoire est une excellente nouvelle. Le gouvernement a très bien géré cette situation. L’étape-clé désormais est de rouvrir le pays, de manière urgente, avec bien sur les bons protocoles sanitaires en place. Je sais que l’Etat et les opérateurs planchent sur la question et le que dossier devrait avancer rapidement. Pour ce qui est de la situation économique, les activités reprennent petit à petit même si la relance est plus ou moins rapide en fonction des secteurs. Dans l’hôtellerie, secteur le plus impacté, on ne s’attend pas à voir un redémarrage significatif avant 12 à 18 mois. Au-delà de la gestion de cette crise profonde, c’est également l’opportunité d’imaginer une ile Maurice différente, mieux armée pour faire face aux défis futurs.
Il est important qu’on réfléchisse à une stratégie nationale de développement pour notre pays. Le moment est opportun pour que les secteurs public et privé travaillent ensemble pour déterminer un plan à moyen et long terme pour le pays. Au-delà de l’exercice budgétaire annuel, comment envisageons-nous l’économie et le positionnement du pays sur les cinq à dix prochaines années ?
La Covid-19 a mis à en évident les failles de l’économie. Et vous faites mention de stratégie. En quelle direction ?
La pandémie nous a certes mis dans une situation difficile mais c’est le cas pour l’ensemble des économies de la planète. En même temps, on a pu constater le volume d’idées et d’innovations qui ont permis une meilleure gestion de la crise durant le confinement. Nous avons les capacités nécessaires pour surmonter ce moment de crise économique, se réinventer et créer l’Ile Maurice de demain.
Quels sont les axes de cette stratégie ?
Il faut réfléchir à notre positionnement stratégique et avantage comparatif par rapport au monde pour envisager les prochaines étapes de la croissance. Au niveau national, nous pourrions nous faire accompagner par une grande firme spécialisée dans ce type de réflexions et regrouper le public et le privé sur un chantier de travail précis et bien balisé.
Maurice a déjà de nombreux atouts et notamment notre multiculturalisme exemplaire. Nous devons bâtir sur ces fondamentaux et accélérer le développement de nouveaux axes de croissance tels que l’économie verte, digitale, le data science ou encore le tourisme médical. Nous pourrions aussi investir sur l’éducation pour former les talents nécessaires au développement de ces nouveaux secteurs et poursuivre les efforts pour accroitre l’attractivité de notre pays pour les talents et investisseurs étrangers. Je pense que nous devons simplifier l’accès au foncier pour le marché international et rendre notre capacité d’accueil encore plus attractive. C’est en développant ces axes et bien d’autres encore que nous pourrons faire la différence.
Comment envisagez-vous la relance économique ?
Il est important de rallumer ou permettre l’accélération des moteurs économiques qui ont été stoppés ces trois derniers mois et notamment les secteurs générateurs de devises étrangères : les loisirs, l’habillement, le Business Process Outsourcing, les services financiers (qui ont continué à fonctionner). Il faut insuffler tout le dynamisme nécessaire à ces secteurs. C’est fondamental.
Tenant compte de cette analyse sur la réouverture, faisons une analyse sectorielle. Dans le secteur manufacturier, CIEL Textile est le premier opérateur termes de revenus. Y-a-t-il une meilleure visibilité ?
La reprise est amorcée mais reste timide. Dans nos principaux marchés, les magasins ayant fermés leurs portes pendant le confinement, rouvrent graduellement. Par ailleurs, nous avons pu garder un certain niveau d’activité grâce aux plateformes de commerce en ligne avec lesquelles nous travaillons beaucoup et qui permettent une certaine diversification de nos marchés.
Le positionnement de CIEL Textile nous permet d’être relativement confiant sur l’avenir. Nous sommes un groupe international avec des centres de production dans 4 pays et travaillant avec l’ensembles des marchés dans le monde, que ce soit l’Europe, l’Amérique mais aussi l’Asie et l’Afrique. Ce développement stratégique nous a permis de nous rapprocher de nos marchés pour développer une offre compétitive et pertinente. Le couplage Maurice-Madagascar est solide. Notre présence en Inde et au Bangladesh nous permet d’offrir une alternative à la Chine et en même temps la possibilité de servir les marchés de proximité. Aujourd’hui, 30% de notre production en Inde est vendue sur place.
Avec la reprise progressive des marchés et étant donné le jeu géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine, nous devrions bénéficier de cette nouvelle donne mais la priorité reste pour l’instant la gestion des opérations pour traverser cette crise.
De ces quatre marchés – Afrique, Amérique, Asie et Europe – lequel amorce sa reprise ?
Les marchés reprennent graduellement, que ce soit dans le commerce au détail ou en ligne mais les volumes restent faibles étant donné les stocks existants et le manque de visibilité sur la consommation. Nous estimons cependant avoir une capacité de rebondir relativement rapidement. La plupart de nos usines sont déjà opérationnelles et nous montons progressivement en régime
Alors que la reprise montre le bout du nez dans la manufacture, le secteur du tourisme est en facheuse posture avec aucun revenu, des salaires à payer, des prêts à rembourser. Quelle est la situation réelle dans ce segment et, par extrapolation, son incidence sur les finances du groupe CIEL Limited ?
Le groupe CIEL est diversifié : le textile, les loisirs, la santé, l’agriculture, les finances et l’immobilier. Cette diversification permet d’assurer la solidité du Groupe.
En ce concerne le tourisme, c’est de fait l’industrie la plus touchée dans le monde et à Maurice. Les gens ne voyagent plus pour le moment et la visibilité est quasi nulle.
Au niveau de SUN, j’ai été frappé par la manière dont les équipes se mobilisent. Quand on est habitué à un rythme, ce n’est pas facile de s’arrêter du jour au lendemain et de fermer les hôtels. Nous avons aussi mis ce temps à profit pour mettre l’accent sur la formation, la reconstruction de notre offre, le développement de nouveaux concepts répondant aux nouvelles attentes du client.
Nous savons tous que le tourisme redémarrera mais cela prendra du temps. Maurice est une destination unique. La clé est de fixer une date d’ouverture le plus vite possible.
A Maurice dans une industrie des loisirs en souffrance, est-ce qu’on devrait se préparer à de telles décisions pénibles ?
Pour l’instant, il y a eu très peu de licenciements grâce notamment au soutien du gouvernement. Nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement et l’industrie afin de trouver des solutions pérennes, notre objectif étant de préserver le maximum d’emplois. Toutes les équipes sont mobilisées en ce sens et nous continuerons à faire le maximum dans les mois qui viennent.
Est-ce que la Mauritius Investment Corporation, une entité de la Banque de Maurice visant à soutenir les grandes entreprises en difficulté, est-elle une option que Sun Limited, faisant partie de la holding CIEL, compte y avoir recours ? Quel type de soutien ?
C’est une bonne initiative et un véhicule intéressant. Devant une telle crise, il est nécessaire d’être créatif et de trouver des solutions. La MIC est une des possibilités que nous étudions pour nous aider à passer ces moments difficiles. (…) Nous avons entamé des discussions et nous attendons de comprendre l’ensemble des modalités associées avant de prendre une décision.
Quelle est votre perspective pour le tourisme ?
Le fait que la crise sanitaire ait été bien gérée est une opportunité pour rebondir de manière plus rapide que certains de nos compétiteurs. Nous devons miser sur cet aspect en travaillant sur le marketing et la connectivité de notre destination mais également en ajustant notre offre pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs. Profitons de notre réussite d’aujourd’hui contre la Covid-19 pour en faire une victoire de demain.
Des grandes marques dans la location de voiture ont fait faillite. Dans l’industrie du voyage, Air France a fait état d’un nombre de 8,300 employés à licencier. British Airways a avancé un nombre de 12,000. A votre avis, à quel point Air Mauritius important pour le tourisme mauricien et devrait donc continuer à exister ?
La relance touristique dépendra en grande partie d’Air Mauritius. Je fais entièrement confiance aux actionnaires afin qu’ils remettent la compagnie en état et que notre compagnie d’aviation soit toujours le porte-drapeau de notre pays. (…) Nous sommes tous d’accord qu’Air Mauritius a un rôle-clé à jouer pour promouvoir la destination mauricienne. C’est fondamental car Air Mauritius demeure la pierre angulaire de la relance touristique mauricienne.
CIEL Limited est l’actionnaire de C-Care, entité propriétaire des deux plus grandes cliniques privées du pays. La Covid-19 a-t-elle été une opportunité ?
La COVID-19 est avant tout une crise sanitaire et n’est certainement pas une opportunité. Dès le debut, les équipes de C-Care se sont mobilisées pour assurer la sécurité de nos patients et pouvoir accueillir des patients COVID qui souhaiteraient être traités dans nos établissements. Un laboratoire a par ailleurs été développé pour accélérer la capacité de tests PCR sur le territoire. Les équipes ont fait un travail formidable que je tiens à saluer ici. En ce qui concerne l’activité, celle-ci a chuté au debut du confinement pour reprendre assez rapidement après la levée des restrictions. Le secteur de la santé est un segment qu’on pourrait transformer en un autre pilier du développement économique mauricien et notamment grâce à un rayonnement régional.
Dans l’agro-industrie, le groupe Alteo a annoncé la fermeture de sa raffinerie afin de se concentrer sur les sucres spéciaux, qui rapportent davantage sur le marché mondial. Est-ce un positionnement le court terme ou dans la durée ?
L’orientation est stratégique et sur le long-terme. Nous devons mettre en avant des solutions concrètes pour résoudre les difficultés existantes du secteur, dont le Biomass Framework par exemple, afin de redresser la filière cannière à Maurice.
Quelle est l’incidence de la pandémie sur les activités bancaires de CIEL Limited ?
A Maurice, le groupe est actionnaire à 50% de Bank One. A Madagascar, CIEL est un actionnaire majoritaire dans la BNI, l’une des principales banques de la Grande Ile, avec plus d’une centaine de branches. L’environnement financier est certes plus difficile. Les deux banques ont fait des provisions pour des prêts non-productifs, comme c’est le cas pour une grande partie des banques au niveau mondial. Cependant ces deux institutions bancaires sont très solides avec de forts dépôts, donc en mesure de poursuivre leur développement.
Au niveau de Madagascar, le champ d’opération est différent de Maurice dans la mesure où c’est une économie qui fonctionne d’une certaine mesure par elle-même. Personnellement, je pense que ce couplage entre Maurice et Madagascar est très intéressant et une base sur laquelle on devrait construire notre stratégie économique et de développement régional.
Le ministère des Finances a revu à la hausse la Solidarity Levy…
Il est certain que c’est un moment où il faut être solidaire. Je pense aussi qu’il est très important que nous soyons compétitifs au niveau fiscal parce que, une fois de plus, nous avons un positionnement assez unique. Il faut que l’entrepreneur reste motivé. Il faut qu’on puisse attirer des étrangers, nous sommes loin des grands marchés et nous avons peu d’avantages comparatifs ; une fiscalité légère est un must dans l’équation de l’attractivité de notre pays et il ne faudrait pas remettre cela en cause.
De la même manière, la réforme des retraites ne doit pas venir heurter la capacité des entreprises à rebondir dans le contexte actuel. Il est primordial que ce type de réforme passe par un dialogue public-privé-syndicats afin qu’ensemble nous trouvions la meilleure des solutions pour les employés comme pour les entreprises.
Après avoir ajouté la performance de toutes ces entités de CIEL Limited, le groupe est-il toujours en mesure d’honorer ses engagements envers les banques et créanciers ?
CIEL est un groupe très diversifié, solide et avec beaucoup d’actifs. Quand on traverse une crise comme celle que nous vivons aujourd’hui, on se doit d’être prudent et de tout mettre en œuvre pour une gestion optimale et pour être bien positionné au moment de la reprise.
C’est ce que nous avons fait en demandant la levée temporaire de certaines clauses restrictives associées à nos obligations. Cela n’impacte pas pour autant notre capacité à rémunérer notre endettement.
Le contexte actuel est difficile et toutes les équipes sont mobilisées pour opérer une gestion optimale des opérations. Cependant, notre positionnement à l’international, avec plus de 50% de notre chiffre d’affaires réalisé à l’étranger, nous permet d’être proches de nos marchés et d’aller capter des poches de croissance là où elle se trouvent. Je ne doute donc pas de notre capacité à rebondir.