"Il ne faut pas « fix the women », il faut surtout « fix the environment »"​

CIEL a tenu, pour la première fois, un Women Forum ce 8 mars, pour mobiliser l’ensemble de ses cadres féminins autour d’une initiative visant à faciliter leur avancement au sein du groupe. Un travail qui a démarré il y a un peu plus d’an. 

 

Pour permettre à plus de femmes d’atteindre le niveau managérial, vous avez créé le CIEL Go Beyond Gender Initiative. Comment ce projet est-il né ?

C’est en 2019 qu’a démarré notre réflexion. Le déclic a été une formation dispensée par KIP Centre for Leadership, qui m’a fait prendre conscience des problématiques très spécifiques auxquelles les femmes sont confrontées dans le milieu professionnel, des biais qui freinent de façon inconsciente leur progression et de l’importance de créer l’espace pour laisser s’exprimer ces réalités. Nous nous sommes tout de suite dit qu’il fallait ouvrir le dialogue sur ces questions pour rester fidèle à notre promesse : For a world we can all feel proud of.

 

Dès les premières discussions, certains dysfonctionnements ont émergé ; nous ne pouvions rester les bras croisés. Mais comment s’y prendre ? Non seulement nous n’avions pas l’expertise technique nécessaire, mais elle est extrêmement difficile à trouver à Maurice. Nous sommes allés frapper à plusieurs portes. Une heureuse rencontre en la personne du Haut-Commissaire australien à Maurice, S.E. Kate O'Shaughnessy, qui a beaucoup travaillé sur les questions du « gender », a été déterminante. De fil en aiguille, des pistes se sont ouvertes, qui nous ont menés vers des partenaires et des ressources.

 

Trois choses sont clairement apparues. D’abord, seule une approche structurée nous permettrait de faire bouger les choses. Ensuite, nous nous lancions là dans un véritable marathon, un travail de longue haleine, parce qu’il s’agissait de changer les mentalités et de s’attaquer à des comportements inconscients. Enfin, par-dessus tout, il était évident que sans l’engagement ferme et le soutien entier de la direction, rien n’aurait été possible. Le Group Chief Executive et le Group HR sont fort heureusement acquis à la cause et convaincus qu’il faut plus de femmes managers pour améliorer la qualité des décisions, que la diversité dans les instances décisionnelles peuvent dynamiser l’entreprise, en permettant d’autres regards, un autre « mindset ».

 

Qu’entendez-vous par une « approche structurée » ?

Nous ne disposions d’aucune donnée sur la situation des femmes du groupe. Nous avons donc entrepris un diagnostic général. Les équipes HR de nos six pôles ont travaillé ensemble pour ce cadre. L’approche a été quantitative, consistant à établir par exemple le niveau d’études, l’âge, l’accessibilité aux formations, les promotions en interne, etc., mais aussi qualitative. Avec l’aide d’un consultant, nous avons écouté 200 femmes à tous les niveaux hiérarchiques, de tous les clusters et les pays, réunies dans des « focus groups », sur les problèmes qu’elles rencontraient au quotidien, comment elles se sentent chez CIEL… Ça été un exercice laborieux, qui a duré près de sept mois.

 

De quelle façon ce diagnostic a-t-il été un « eye-opener » ?

De plusieurs façons. Au niveau de la rémunération, par exemple, l’exercice a révélé un écart approximatif de 18% entre les hommes et les femmes assumant des responsabilités similaires. Cela nous a surpris. Mais en réalité, ce n’était aucunement volontaire. Selon notre analyse, les hommes négocient mieux que les femmes des augmentations ou des bonus, et au fil des années, l’écart s’installe. Ce phénomène est mondial ; plus on monte dans la hiérarchie, plus l’on constate que l’écart est important.

 

Cette étude a aussi mis en évidence ce qu’on appelle des « micro-agressions » dont nous n’étions pas conscients. Les micro-agressions, ce sont des interactions parfois banales, sans mauvaise intention et inconscientes. Des blagues, ou des remarques qui envoient inconsciemment un message dénigrant à une personne.

 

En somme, il y a deux grandes observations qui structurent notre action : d’une part, les peurs et les freins spécifiques aux femmes et d’autre part, le fait que l’entreprise est un monde d’hommes, dessiné par et pour des hommes. Lorsque les femmes l’ont intégré et qu’elles se sont mises à progresser dans la hiérarchie, elles se sont obligées à « fonctionner » comme des hommes. Mais certaines n’en peuvent plus, à un moment donné. Et abandonnent.

 

Quelles mesures ont découlé de ce diagnostic ?

Certaines mesures ont été immédiates : nous avons, par exemple, élaboré une « harassment policy » et commencé une formation sur le sujet. Pour le plus long terme, un plan d’action a été développé pour les trois prochaines années. Il comprend trois volets qui répondent aux priorités soulevées : la parité salariale, la mise place dans les différentes entités du Groupe d’un « women-friendly working environment » et la formation.

 

Sur le plan de la formation, la demande a été très forte. Nous finalisons actuellement, avec une université étrangère, le CIEL Women Leadership Development Program, qui consistera à former 100 femmes sur trois ans, à partir de juillet.

 

En décembre 2022, chaque pôle a précisé les actions qu’il comptait prendre sur la question de la parité salariale. Ils ont jusqu’à 2025 pour combler progressivement les écarts, un engagement qui requiert des investissements. Dans un deuxième temps, nous mettrons en place des mesures pour nous assurer que de tels écarts ne se reproduisent pas.

 

Quelles difficultés entrevoyez-vous dans ce parcours ? 

Créer un écosystème « women friendly » est particulièrement « challenging ». Nous avons appris, des partenaires qui nous accompagnent dans cet apprentissage, qu’il ne faut pas « fix the women », il faut surtout « fix the environment » si on veut que ça marche. Il faut travailler sur le cadre de travail et l’entourage de ces femmes que nous voulons faire progresser. On parle là de mesures pratiques pour leur faciliter la vie, comme mettre en place des horaires flexibles, du télé-travail etc.. mais il s’agit aussi d’opérer des changements de mentalités, de culture, d’éducation en profondeur. Dans notre éducation, la femme est encore la responsable de l’organisation de la maison et des besoins des enfants. C’est une charge mentale dont il faudrait la soulager. C’est compliqué.  

 

Le deuxième défi tient au fait que le sujet du « gender balance » est encore mal compris. Au début, lorsque nous avions commencé l’exercice, les femmes affirmaient n’avoir aucun problème. Et puis, lorsque nous avons montré des situations de micro-agressions ou parlé de l’Imposter Syndrome, elles se sont exclamées : « C’est exactement ce que j’ai vécu ! ». Pour certains de nos collègues hommes, c’est la crainte que désormais, uniquement les femmes auront des chances de promotion ! ce qui n’est pas vrai bien sur car nous sommes dans une démarche d’équité.

 

La formation continue dissipera ces malentendus. Nous avons mis en place un Awareness Raising Training sur le theme What is gender balance in the workplace and why it is important. Une centaine de leaders l’ont suivi en face à face. Un e-learning training a été développé et à partir de ce mois-ci, plus de mille team leaders seront formés. Notre objectif est qu’à fin 2024, nos 38 000 employés l’aient suivi.

 

Mais il faut continuellement « raise awareness ». Tout le monde parle du « gender balance », mais peu de gens savent de quoi ils parlent. Il faut expliquer régulièrement les biais, le harcèlement, le fait qu’il n’est plus possible de parler d’une certaine façon. Le « gender balance », c’est un changement générationnel. Il faut donner le temps au temps.   

 

Avez-vous des objectifs chiffrés ?

Il est important de poser des objectifs. Et nous l’avons fait : nous sommes passés de 27 % à 30% de femmes managers de 2021 à 2022. Et nous atteindrons rapidement les 35 %. Mais attention. Nous ne réussirons pas notre mission si c’est là notre seule ambition. L’objectif est de s’assurer que les femmes puissent rester au « management level », qu’elles puissent s’exprimer et apporter la diversité souhaitée dans la prise de décision. Un modèle « sustainable ». C’est pour cela qu’il faut travailler sur les problématiques liées spécifiquement aux femmes, sur leurs freins et peurs, autant que sur l’environnement.

 

Le chantier est immense. Qu’est-ce qui vous rend confiante ?

Nous n’en sommes qu’aux balbutiements en effet. Après Maurice, nous interviendrons en Inde, à Madagascar et en Ouganda, avec tous les défis que représentent les différences culturelles. Même ici, il y a encore des résistances. Mais nous avons le soutien du Group Chief Executive, du Deputy Group Chief Executive, des CEO de nos différents pôles et d’autres leaders du Groupe. Nous n’avons pas rencontré véritablement de freins. Nous avons désigné des Champions dans tous les clusters pour saisir leurs réalités propres, et elles font un travail fabuleux.  Chaque étape de ce projet a été une grande victoire : le diagnostic avec un consultant qui ne connaissait pas la problématique « gender », le développement de la plateforme e-learning… Cette année, nous  organisons le  CIEL Women Forum pour créer un momentum dans le Groupe et donner un boost à nos projets. Nous sommes dans « un learning curve ». Mais le changement est définitivement en route.